Rencontre avec Serge Wolikow, à l'occasion de l'anniversaire de la
capitulation de l'Allemagne nazie. Pour l'historien, " l'esprit " né de la
victoire sur l'hitlérisme a encore une grande résonance dans le monde
d'aujourd'hui : qu'il s'agisse " des principes démocratiques, des
solidarités internationales ou de la manière de vivre ensemble "...
Le 8 mai 1945, l'Allemagne nazie capitulait. Prenait fin alors la pire
tragédie du XXe siècle, l'horreur absolue de la domination fasciste sur
l'Europe, les 10 millions de déportés victimes de la Shoah et/ou morts pour
avoir résisté à Hitler, à Mussolini, à Franco, à Pétain... En ce jour
anniversaire, l'Humanité a rencontré Serge Wolikow, professeur d'histoire
contemporaine à l'université de Dijon, chercheur au CNRS (1), qui évoque les
multiples significations de cette date, dont la force propulsive -
l'actualité la plus récente le montre - est tout sauf épuisée...
Quelles réflexions de caractère général vous inspire la date même du 8
mai 1945 ?
Serge Wolikow. Le 8 mai 1945 n'est pas simplement une victoire, mais
il est d'abord, et plus au fond, la défaite d'une grande entreprise
politique criminelle dans ses différentes variantes - celles du fascisme -
une entreprise à la fois impérialiste en Europe et de négation de la
démocratie et de l'existence des nations indépendantes partout dans le monde.
Ce point me paraît être d'autant plus important à souligner que la victoire
a été difficile à se dessiner, dans la mesure où l'antifascisme a mis du
temps à se construire et à être efficace pour faire barrage à des mouvements
qui avaient su profiter du désarroi des peuples dans la crise économique
internationale des années trente, mais aussi des crises et des failles de la
démocratie politique. L'antifascisme, en effet, s'est cherché longtemps :
avec l'antifascisme révolutionnaire et de classe des années vingt, puis avec
l'antifascisme démocratique du Front populaire, puis avec les contradictions
et les difficultés de l'antifascisme pendant la guerre d'Espagne, puis avec
les divisions de ceux qui seront plus tard les " Alliés ", lors des
premières agressions allemande, italienne ou japonaise... En fait, le grand
mouvement antifasciste prend son essor en 1942...
Comment expliquez-vous que ce " mouvement " ait alors pris l'essor que
l'on sait ?
Serge Wolikow. Il a fallu que les États occidentaux
s'aperçoivent qu'il n'y avait pas de possibilité d'entente avec les
puissances fascistes, que les communistes avec l'URSS s'engagent dans un
combat inéluctable contre le nazisme. C'est à partir de l'invasion de l'URSS,
en juin 1941, mais aussi de l'agression japonaise contre les États-Unis, en
décembre 1941, qu'a pu se constituer l'alliance que l'on a dite des "
Nations unies " : l'antifascisme devient alors une sorte de base morale
commune à la fois pour la lutte des peuples et pour l'engagement des États,
et celle alliance va progresser lentement, mais non sans tensions, ni
calculs politiques... Ce qui me paraît également important de noter, c'est
que le 8 mai 1945 clôt une guerre qui ne pouvait pas être arrêtée. Malgré
des tentatives - en Italie, par exemple - malgré des tractations, malgré les
" rêves " que caressaient, par exemple, certains milieux militaires
allemands, il n'y a pas eu de compromis avec le fascisme, et l'affrontement
est allé jusqu'au bout. Il y avait, bien sûr, la logique de destruction du
fascisme lui-même, son entreprise de négation de la démocratie, mais aussi
d'extermination de peuples entiers ; mais il y avait aussi, du côté de ceux
qui le combattait, le fait que les gouvernements devaient tenir compte des
engagements pris devant les peuples et aller jusqu'au bout du combat... Le 8
mai, c'est la capitulation, et non pas " l'armistice ", comme en 14-18...
Vous avez parlé de " contradictions ", de " calculs ", de " tensions "
au sein de cette grande alliance. Pourtant, après le 8 mai, émerge un monde
complètement transformé...
Serge Wolikow. En effet. On a peine à imaginer aujourd'hui ce
que l'on pourrait appeler la modification du paysage politique international
d'après le 8 mai 1945, avec l'émergence de l'URSS comme grande puissance -
et comme une puissance qui apparaît comme le vainqueur moral de la guerre,
en raison des sacrifices du peuple soviétique et du rôle joué par l'Armée
rouge dans l'affaiblissement de la puissance militaire allemande. Mais on a
peine aussi à imaginer ce que représentait l'image des États-Unis comme la
puissance économique la plus performante dans le capitalisme régénéré non
pas par la guerre, mais par la reprise économique liée à la guerre et
bénéficiant d'un " consensus " très large dans la population américaine :
autrement dit, un modèle économique d'autant plus attractif que l'URSS et
l'Europe étaient totalement dévastés. Dans le même temps, le 8 mai n'est pas
la fin de la guerre hors de l'Europe. Une guerre peut en cacher une autre,
et la question du Japon va révéler toute une série de tensions géopolitiques,
à commencer par l'ambition des États-Unis de consolider leur " imperium " et
leur souci de contrecarrer l'influence de l'URSS, notamment en Asie. Par
ailleurs, les historiens d'aujourd'hui savent bien comment le 8 mai a permis
à Staline de s'approprier un résultat politique dont on peut dire qu'il a
été payé d'un prix très lourd : l'URSS sort non seulement ruinée par la
politique d'extermination allemande - on sait aujourd'hui qu'elle a été plus
massive encore que ce que les Soviétiques eux-mêmes en ont dit à l'époque -
mais par les erreurs de Staline lui-même dans la conduite de la guerre et
par la politique qu'il a menée avant. Tout cela est en quelque sorte
dissimulé par le prestige de la victoire et par la légitimité que le régime
soviétique en tire - une légitimité ambiguë, en fait, car tenant à la fois
de l'engagement et des sacrifices de la population dans la lutte contre
l'Allemagne nazie, et d'un régime qui a trouvé des ressources politiques
dans cette même population au prix de compromis sur une base nationale et
patriotique, et au prix d'une certaine ouverture, d'une certaine tolérance,
qui vont disparaître très vite après la guerre...
Vous avez dit : " Une guerre peut en cacher une autre "... Mais un 8
mai - celui de la capitulation du régime nazi - n'a-t-il pas trop longtemps
caché le 8 mai des massacres de Sétif ?
Serge Wolikow. Au moment même où était célébrée la victoire de
la démocratie et de la liberté en Europe contre le nazisme, l'armée
française tirait sur des manifestants algériens, qui affirmaient des
sentiments nationaux, mais aussi des revendications démocratiques largement
inspirées des principes ayant guidé la lutte contre le fascisme, dans un
pays où l'administration coloniale avait été pendant très longtemps du côté
de Vichy. Pendant une longue période, en effet, on a dissimulé ou minimisé -
la gauche dans son ensemble, et même les communistes - la gravité du drame
de Sétif, au nom même de la dynamique à maintenir pour consolider le
gouvernement issu de la Résistance et les alliances qui pouvaient permettre
d'envisager une Algérie " indépendante " dans le cadre de l'Union française.
Cet événement est le symptôme d'un mal profond ; le 8 mai 1945, la question
du colonialisme et de la domination coloniale n'a pas été réglée, comme en a
témoigné aussi la répression des mouvements d'indépendance en Indochine et à
Madagascar. Par contre, on peut dire que " l'esprit du 8 mai ", l'esprit
antifasciste, est sans doute l'un des ferments des luttes de libération
nationale. De même que l'on retrouve les " principes " du 8 mai dans la
charte fondatrice de l'ONU, et une conception de la liberté des peuples et
de leurs droits égaux qui va s'incarner, d'une manière progressive, lente,
mais réelle, dans les principes défendus par l'ONU...
N'existe-t-il pas, précisément, ce que l'on pourrait appeler un socle
politique et culturel du 8 mai, dont la force propulsive serait loin d'être
épuisée ?
Serge Wolikow. Ce doit en être, en effet, une date inoubliable.
Car, au-delà de l'évocation de la fin des souffrances et des monstruosités
de la guerre, elle est aussi une affirmation de principes politiques
essentiels, qu'il s'agisse de la démocratie ou du droit des peuples à
l'existence nationale. Dans le même temps, les divisions entre les
vainqueurs, les divisions dans la conception même de l'antifascisme, puis la
guerre froide, puis les crises liées à la décolonisation, ont conduit assez
rapidement à un affaiblissement de ce socle politique et culturel
antifasciste...
Pourtant, dans les quinze jours qui ont suivi le " séisme ", disons
plutôt la tragédie du 21 avril en France, on a vu réapparaître, et d'abord
dans les manifestations des jeunes, un grand nombre de références au
fascisme, à Hitler, à toute la période à laquelle, justement, le 8 mai 1945
a mis fin...
Serge Wolikow. Bien sûr. Et c'est très important. Quel que
soit l'éloignement chronologique, les thématiques ou " l'esprit " du 8 mai
sont très actuels encore, car ils posent des questions aussi essentielles
que celles des solidarités internationales, des principes démocratiques, de
la manière de vivre ensemble dans des régions ravagées par le nationalisme,
qui étaient, en gros, celles de l'Europe des années trente, aggravées et
exacerbées par la politique des régimes fascistes. L'évocation du 8 mai
garde, de ce point de vue, une force considérable. Jusqu'à cette idée,
peut-être, que l'antifascisme sans les moyens de faire vivre la démocratie
peut être un peu stérile. Si l'égalité, par exemple, n'est pas au cour du
système social et politique, l'évocation du passé du fascisme ne suffit pas
à endiguer son retour. Le racisme et les théories de " l'inégalité des
populations " fleurissent sur le terreau de l'inégalité sociale, de
l'injustice politique, etc. Cela dit, le fascisme n'est pas seulement un
détournement de la protestation sociale, une expression de la détresse, mais
un système global d'interprétation politique de l'histoire des sociétés, qui
justifie l'inégalité et l'oppression au nom de principes dits " naturels "
et des fondements dits " naturels " de l'inégalité des hommes entre eux.
Voilà pourquoi, pour le combattre, il faut combiner la lutte sociale,
l'action politique et l'action culturelle, donc aussi l'histoire, pour la
constitution de la mémoire collective contemporaine.
Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran
(1) Serge Wolikow a publié de très nombreux ouvrages, dont récemment "
Antifascisme et nation ", EUD, 1998. Il a codirigé, en 2000, la publication,
à L'Atelier, de " le Siècle des communismes ", et, en 2001, chez le même
éditeur, d'un " Dictionnaire biographique de l'Internationale communiste ".