Je reprends ici un article, certes ancien (7 mai 2002) mais toujours actuel dans la réflexion qu'il propose sur le 8 mai 1945...

8 mai 45, socle de l'antifascisme

 

Rencontre avec Serge Wolikow, à l'occasion de l'anniversaire de la capitulation de l'Allemagne nazie. Pour l'historien, " l'esprit " né de la victoire sur l'hitlérisme a encore une grande résonance dans le monde d'aujourd'hui : qu'il s'agisse " des principes démocratiques, des solidarités internationales ou de la manière de vivre ensemble "...
Le 8 mai 1945, l'Allemagne nazie capitulait. Prenait fin alors la pire tragédie du XXe siècle, l'horreur absolue de la domination fasciste sur l'Europe, les 10 millions de déportés victimes de la Shoah et/ou morts pour avoir résisté à Hitler, à Mussolini, à Franco, à Pétain... En ce jour anniversaire, l'Humanité a rencontré Serge Wolikow, professeur d'histoire contemporaine à l'université de Dijon, chercheur au CNRS (1), qui évoque les multiples significations de cette date, dont la force propulsive - l'actualité la plus récente le montre - est tout sauf épuisée...

Quelles réflexions de caractère général vous inspire la date même du 8 mai 1945 ?

Serge Wolikow
. Le 8 mai 1945 n'est pas simplement une victoire, mais il est d'abord, et plus au fond, la défaite d'une grande entreprise politique criminelle dans ses différentes variantes - celles du fascisme - une entreprise à la fois impérialiste en Europe et de négation de la démocratie et de l'existence des nations indépendantes partout dans le monde. Ce point me paraît être d'autant plus important à souligner que la victoire a été difficile à se dessiner, dans la mesure où l'antifascisme a mis du temps à se construire et à être efficace pour faire barrage à des mouvements qui avaient su profiter du désarroi des peuples dans la crise économique internationale des années trente, mais aussi des crises et des failles de la démocratie politique. L'antifascisme, en effet, s'est cherché longtemps : avec l'antifascisme révolutionnaire et de classe des années vingt, puis avec l'antifascisme démocratique du Front populaire, puis avec les contradictions et les difficultés de l'antifascisme pendant la guerre d'Espagne, puis avec les divisions de ceux qui seront plus tard les " Alliés ", lors des premières agressions allemande, italienne ou japonaise... En fait, le grand mouvement antifasciste prend son essor en 1942...

Comment expliquez-vous que ce " mouvement " ait alors pris l'essor que l'on sait ?

Serge Wolikow. Il a fallu que les États occidentaux s'aperçoivent qu'il n'y avait pas de possibilité d'entente avec les puissances fascistes, que les communistes avec l'URSS s'engagent dans un combat inéluctable contre le nazisme. C'est à partir de l'invasion de l'URSS, en juin 1941, mais aussi de l'agression japonaise contre les États-Unis, en décembre 1941, qu'a pu se constituer l'alliance que l'on a dite des " Nations unies " : l'antifascisme devient alors une sorte de base morale commune à la fois pour la lutte des peuples et pour l'engagement des États, et celle alliance va progresser lentement, mais non sans tensions, ni calculs politiques... Ce qui me paraît également important de noter, c'est que le 8 mai 1945 clôt une guerre qui ne pouvait pas être arrêtée. Malgré des tentatives - en Italie, par exemple - malgré des tractations, malgré les " rêves " que caressaient, par exemple, certains milieux militaires allemands, il n'y a pas eu de compromis avec le fascisme, et l'affrontement est allé jusqu'au bout. Il y avait, bien sûr, la logique de destruction du fascisme lui-même, son entreprise de négation de la démocratie, mais aussi d'extermination de peuples entiers ; mais il y avait aussi, du côté de ceux qui le combattait, le fait que les gouvernements devaient tenir compte des engagements pris devant les peuples et aller jusqu'au bout du combat... Le 8 mai, c'est la capitulation, et non pas " l'armistice ", comme en 14-18...

Vous avez parlé de " contradictions ", de " calculs ", de " tensions " au sein de cette grande alliance. Pourtant, après le 8 mai, émerge un monde complètement transformé...

Serge Wolikow. En effet. On a peine à imaginer aujourd'hui ce que l'on pourrait appeler la modification du paysage politique international d'après le 8 mai 1945, avec l'émergence de l'URSS comme grande puissance - et comme une puissance qui apparaît comme le vainqueur moral de la guerre, en raison des sacrifices du peuple soviétique et du rôle joué par l'Armée rouge dans l'affaiblissement de la puissance militaire allemande. Mais on a peine aussi à imaginer ce que représentait l'image des États-Unis comme la puissance économique la plus performante dans le capitalisme régénéré non pas par la guerre, mais par la reprise économique liée à la guerre et bénéficiant d'un " consensus " très large dans la population américaine : autrement dit, un modèle économique d'autant plus attractif que l'URSS et l'Europe étaient totalement dévastés. Dans le même temps, le 8 mai n'est pas la fin de la guerre hors de l'Europe. Une guerre peut en cacher une autre, et la question du Japon va révéler toute une série de tensions géopolitiques, à commencer par l'ambition des États-Unis de consolider leur " imperium " et leur souci de contrecarrer l'influence de l'URSS, notamment en Asie. Par ailleurs, les historiens d'aujourd'hui savent bien comment le 8 mai a permis à Staline de s'approprier un résultat politique dont on peut dire qu'il a été payé d'un prix très lourd : l'URSS sort non seulement ruinée par la politique d'extermination allemande - on sait aujourd'hui qu'elle a été plus massive encore que ce que les Soviétiques eux-mêmes en ont dit à l'époque - mais par les erreurs de Staline lui-même dans la conduite de la guerre et par la politique qu'il a menée avant. Tout cela est en quelque sorte dissimulé par le prestige de la victoire et par la légitimité que le régime soviétique en tire - une légitimité ambiguë, en fait, car tenant à la fois de l'engagement et des sacrifices de la population dans la lutte contre l'Allemagne nazie, et d'un régime qui a trouvé des ressources politiques dans cette même population au prix de compromis sur une base nationale et patriotique, et au prix d'une certaine ouverture, d'une certaine tolérance, qui vont disparaître très vite après la guerre...

Vous avez dit : " Une guerre peut en cacher une autre "... Mais un 8 mai - celui de la capitulation du régime nazi - n'a-t-il pas trop longtemps caché le 8 mai des massacres de Sétif ?

Serge Wolikow. Au moment même où était célébrée la victoire de la démocratie et de la liberté en Europe contre le nazisme, l'armée française tirait sur des manifestants algériens, qui affirmaient des sentiments nationaux, mais aussi des revendications démocratiques largement inspirées des principes ayant guidé la lutte contre le fascisme, dans un pays où l'administration coloniale avait été pendant très longtemps du côté de Vichy. Pendant une longue période, en effet, on a dissimulé ou minimisé - la gauche dans son ensemble, et même les communistes - la gravité du drame de Sétif, au nom même de la dynamique à maintenir pour consolider le gouvernement issu de la Résistance et les alliances qui pouvaient permettre d'envisager une Algérie " indépendante " dans le cadre de l'Union française. Cet événement est le symptôme d'un mal profond ; le 8 mai 1945, la question du colonialisme et de la domination coloniale n'a pas été réglée, comme en a témoigné aussi la répression des mouvements d'indépendance en Indochine et à Madagascar. Par contre, on peut dire que " l'esprit du 8 mai ", l'esprit antifasciste, est sans doute l'un des ferments des luttes de libération nationale. De même que l'on retrouve les " principes " du 8 mai dans la charte fondatrice de l'ONU, et une conception de la liberté des peuples et de leurs droits égaux qui va s'incarner, d'une manière progressive, lente, mais réelle, dans les principes défendus par l'ONU...

N'existe-t-il pas, précisément, ce que l'on pourrait appeler un socle politique et culturel du 8 mai, dont la force propulsive serait loin d'être épuisée ?

Serge Wolikow. Ce doit en être, en effet, une date inoubliable. Car, au-delà de l'évocation de la fin des souffrances et des monstruosités de la guerre, elle est aussi une affirmation de principes politiques essentiels, qu'il s'agisse de la démocratie ou du droit des peuples à l'existence nationale. Dans le même temps, les divisions entre les vainqueurs, les divisions dans la conception même de l'antifascisme, puis la guerre froide, puis les crises liées à la décolonisation, ont conduit assez rapidement à un affaiblissement de ce socle politique et culturel antifasciste...

Pourtant, dans les quinze jours qui ont suivi le " séisme ", disons plutôt la tragédie du 21 avril en France, on a vu réapparaître, et d'abord dans les manifestations des jeunes, un grand nombre de références au fascisme, à Hitler, à toute la période à laquelle, justement, le 8 mai 1945 a mis fin...

Serge Wolikow. Bien sûr. Et c'est très important. Quel que soit l'éloignement chronologique, les thématiques ou " l'esprit " du 8 mai sont très actuels encore, car ils posent des questions aussi essentielles que celles des solidarités internationales, des principes démocratiques, de la manière de vivre ensemble dans des régions ravagées par le nationalisme, qui étaient, en gros, celles de l'Europe des années trente, aggravées et exacerbées par la politique des régimes fascistes. L'évocation du 8 mai garde, de ce point de vue, une force considérable. Jusqu'à cette idée, peut-être, que l'antifascisme sans les moyens de faire vivre la démocratie peut être un peu stérile. Si l'égalité, par exemple, n'est pas au cour du système social et politique, l'évocation du passé du fascisme ne suffit pas à endiguer son retour. Le racisme et les théories de " l'inégalité des populations " fleurissent sur le terreau de l'inégalité sociale, de l'injustice politique, etc. Cela dit, le fascisme n'est pas seulement un détournement de la protestation sociale, une expression de la détresse, mais un système global d'interprétation politique de l'histoire des sociétés, qui justifie l'inégalité et l'oppression au nom de principes dits " naturels " et des fondements dits " naturels " de l'inégalité des hommes entre eux. Voilà pourquoi, pour le combattre, il faut combiner la lutte sociale, l'action politique et l'action culturelle, donc aussi l'histoire, pour la constitution de la mémoire collective contemporaine.

Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran

(1) Serge Wolikow a publié de très nombreux ouvrages, dont récemment " Antifascisme et nation ", EUD, 1998. Il a codirigé, en 2000, la publication, à L'Atelier, de " le Siècle des communismes ", et, en 2001, chez le même éditeur, d'un " Dictionnaire biographique de l'Internationale communiste ".