Le futur musée Sarkozy retoqué par les historiens

Réunis par l’intersyndicale des Archives nationales, des historiens appellent à la suspension de ce projet en ces lieux, dévolus à ce service public mémoriel.

D’éminents historiens, réunis jeudi dernier à l’hôtel de Soubise, convoité par Nicolas Sarkozy pour y installer sa Maison de l’histoire de France, ont puissamment et publiquement démoli son projet de musée. L’intersyndicale CFDT, CFTC, CGC, CGT des Archives nationales, en grève du 24 au 28 septembre et en occupation depuis un mois, organisait cette réunion publique, au grand dam d’Hervé Lemoine, directeur des Archives de France, impuissant à l’interdire.

Nicolas Offenstadt, maître de conférences à Paris-I, a d’abord appelé à «dénaturaliser» ce projet qui, «né sous le signe du sarkozysme politique», a pour but de valoriser auprès du grand public, lettres de mission et rapports à l’appui, l’identité nationale, «l’âme de la France» et les grands hommes. «Une vision conservatrice» qui ne prend en compte ni «la mémoire des gens ordinaires ni celle des communautés porteuses de mémoires exogènes, comme les descendants d’esclaves et les ressortissants des ex-colonies».

«Comment est-il possible d’envisager un musée d’histoire ? L’histoire échappe au monument que représente le musée. Le document d’histoire ne peut parler de lui-même. Il a besoin d’une médiation interprétative. Ce projet serait une incongruité», martèle ensuite Michèle Riot-Sarcey, professeure à Paris-VIII. «Quelle République allons-nous mettre en scène ? Celle qui a refusé le vote aux femmes, celle qui a justifié la colonisation, celle qui a failli au moment de l’affaire Dreyfus ? interroge-t-elle. L’histoire est plurielle, contradictoire et conflictuelle. Un conflit se pense. Un conflit ne se met pas au musée.»

Arlette Farge, directrice de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales, se dit attristée de «se retrouver dans pareil affrontement idéologique, politique et intellectuel avec des pairs», «un défi à notre propre savoir». Parlant au nom des étudiants, «qui feront une autre histoire que la nôtre», et qui ont poussé sa génération à se pencher sur l’histoire des affects, de la sensibilité, du féminisme, elle insiste sur le fait que «cette stratification qui fait l’histoire ne se regarde pas sur un mur, comme un objet figé». Au nom de Nancy Green, directrice de l’EHESS, elle évoque l’inquiétude des universités étrangères, notamment américaines.

Daniel Roche, professeur au Collège de France, voit, à son tour, dans cette décision « une remise en cause dramatique du programme de gestion envisagé pour l’avenir des archives». Évoquant «une réduction intellectuelle générale des perspectives», «une menace sur la faculté critique de chacun», il relève que, s’agissant d’un service public, «les principes fondamentaux de la démocratie en matière de dialogue, de négociation n’ont pas été respectés». Sans parler du contrôle de l’argent public…

Christophe Charle, professeur à l’université Paris-I, évoque enfin les nouvelles façons, non isolationnistes, d’envisager l’histoire, replacée désormais dans une vision européenne, voire mondiale. Dénonçant «un projet xénophobe figeant l’histoire dans un fantasme national mythifié», «une historiographie au service des puissants qui instrumentalise les commémorations», il l’oppose à «une relecture dynamique du passé», à «une vision critique et perpétuellement évolutive».

C’est clair, cette Maison de l’histoire, si elle voyait le jour, ne serait pas celle des historiens. Nicolas Offenstadt formalise ce rejet : «Les historiens ici présents appellent à la suspension de ce projet sur son contenu et en ces lieux !» C’est dit. C’est public. Au nom de l’intersyndicale, Wladimir Susanj (CGT) prend acte. Les historiens se joindront bientôt aux personnels qui iront en délégation chez le ministre de la Culture. Affaire à suivre…

Magali Jauffret (dans l'Humanité du 19 Octobre 2010)